Kabiné Komara. Le Libéria et l’Afrique porteront en terre ce 4 avril 2022, à Monrovia, un des fils remarquables de notre continent. Je (Kabiné Komara) veux nommer, mon frère et ami, Dr Amos Sawyer, ancien président du gouvernement intérimaire du Liberia durant la période 1990-1993. Il eut la lourde responsabilité de diriger cet exécutif intérimaire d’Union Nationale après l’assassinat atroce de Samuel Doe dans des conditions qu’il ne sied plus de rappeler. Sa vision, son charisme et surtout son abnégation ont permis à son pays, le Libéria, de faire l’économie de tant d’autres tragédies.
Cet homme d’Etat hors pair, affable, presque effacé, n’est malheureusement pas très connu en Afrique francophone. C’est pourquoi, je me fais le devoir de lui dédier cette tribune, afin de vulgariser tant soit peu, le rôle essentiel qu’il a joué pendant toute sa vie pour la promotion de la Paix, de la Justice et de la Bonne gouvernance au Liberia et en Afrique.
Notre première rencontre remonte à seulement dix (10) ans. C’était à Bissau, lorsque lui et moi avions été choisis par la CEDEAO pour superviser l’élection présidentielle dans ce pays coutumier des contestations électorales suivies parfois de soubresauts sanglants. Dr Sawyer était le Chef de la Mission et moi le Vice-Président. C’était ma toute première fois d’exercer une telle mission. Je fus littéralement conquis par le grand sens politique avec lequel il arrivait à atténuer les ardeurs des envoyés des différentes organisations multilatérales et bilatérales (lusophone, francophone, américaine, européenne et autres) qui se comportaient en infaillibles connaisseurs des réalités Bissau guinéennes, alors que beaucoup n’avaient que leur propre agenda. Il me prenait souvent de côté pour me faire découvrir les tentatives de manipulations et m’exhortait à ce que nous n’ayons à l’esprit que le seul intérêt du pays dans nos analyses et nos conseils aux différents envoyés des candidats qui venaient nous rendre visite. Derrière sa mine bon enfant et son sourire qui rendait rond son visage, se cachait la carrure d’un homme imperturbable et vertueux à tous égards. Ainsi à son initiative, nous eûmes une réunion cruciale avec M. Jose Ramos-Horta, Ancien Président du Timor Oriental et prix Nobel de la Paix, alors Chef du Bureau Intégré des Nations Unies en Guinée Bissau.
L’objectif était de ramener d’abord les intervenants extérieurs à faire preuve de retenue, puis les ténors des partis politiques à la décence dans leurs propos et gestes. Résultat : le premier tour se termina le 13 avril 2014 avec un soulagement et Dr Amos et moi avions été invités à revenir pour superviser le deuxième tour de l’élection. Celle-ci eut lieu le 28 mai 2014 avec l’élection du Président Jose Mario Vas. Depuis, une relation assidue s’est établie entre nous. Nous avons eu par la suite, la très délicate mission de superviser l’élection présidentielle du Togo en avril 2015. Moi, président de la Mission de l’Union Africaine et lui, celle de la CEDEAO. Bien qu’il soit de cinq (5) ans mon aîné, il me laissait la très délicate et périlleuse mission de coordonner toutes les initiatives au nom de toutes les missions, au motif que nous étions en pays francophone. Il y avait une profonde méfiance entre le pouvoir et l’opposition qui était convaincue que le gouvernement avait mis en place toute sorte de stratagème pour leur » voler » leur victoire. Moralité : jusqu’à la veille des élections, les partis d’opposition exigeaient des changements profonds dans le système de centralisation des votes au niveau des bureaux et de remontée ces résultats pour la centralisation au niveau de la Commission Nationale Indépendante. Avec beaucoup d’entregent, nous sommes arrivés à réunir tous les protagonistes (majorité et opposition) autour d’une même table, pour trouver un moyen de sortie de crise et afin d’aller aux élections le lendemain matin à 7h. La réunion commença à 22h sous ma présidence. J’avais à ma droite le Président Amos Sawyer. Vers 3h du matin, aucune solution ne se dessinait et nous nous acheminons tout droit vers un échec aux conséquences incalculables pour le Togo. M. Sawyer me conseilla alors une salvatrice pause suivie de coups de fils et de divers conciliabules. Finalement, à 4h30 du matin, nous sommes parvenus à un accord. Nous nous efforçâmes de le mettre immédiatement sur papier malgré l’heure tardive et la faire signer par toutes les parties en présence. C’est ainsi que le Togo a pu pacifiquement voter le… Dr Amos était aussi connu par son courage et sa détermination. Après de brillantes études en Sciences Politiques à la Northwestern University de Chicago, sanctionnées par un doctorat, il n’hésita pas à retourner dans son pays en 1971 pour enseigner les sciences politiques à l’université de Monrovia, mais aussi pour animer des cercles pour la vraie citoyenneté. Pour donner de l’envergure à son combat, il fonda en 1983, le Parti du Peuple Libérien. Il fut aussi le premier libérien qui osa se présenter comme candidat au poste de Maire de Monrovia en 1979 contre un candidat issu de la puissante aristocratie des Afro Américains. Il n’hésitait pas à descendre dans l’arène des idées par des publications riches sur la Paix et la Bonne Gouvernance dans son pays et en Afrique. L’un de ses livres célèbres intitulé » The Emergence of Autocracy in Liberia : Tragedy and Challenge, publié en 1992, alertait ses compatriotes sur la façon dont la gestion patrimoniale du pouvoir a engendré les comportements dictatoriaux. Ce courage et ce charisme lui valurent d’être choisi comme Président du premier Gouvernement intérimaire, lors de l’historique réunion organisée à Banjul en novembre 1990 par la CEDEAO pour stopper la descente aux enfers de son pays. Par la suite, lorsque Madame Ellen Jonson Sirleaf fût élue présidente du Liberia, il estima que le meilleur rôle qu’il pouvait jouer pour son pays, était d’œuvrer pour la promotion de la bonne gouvernance dans ce pays qui était loin d’être un champion en la matière. Il dirigea donc la Commission créée à cet effet, dénommée : « la Good Governance Commission « . Dans ce rôle, il n’eut aucun repos. Il enchaînait les conférences, les ateliers et les rencontres avec les gouvernants et les gouvernés, le tout supporté par de très riches publications qu’il s’imposait de superviser lui-même. Cette volonté farouche lui valu de jouer un rôle capital dans la mise sur pied du Mécanisme Africain d’évaluation par les Pairs (MAEP), lancé en 2013 par le NEPAD (Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique. Ce mécanisme avait pour but de permettre aux gouvernements africains de se soumettre volontairement à un examen exhaustif du système de gouvernance de leur pays, avec des recommandations dont l’objectif était de remédier progressivement aux lacunes constatées. Amos Sawyer fut l’un des membres du Groupe des Personnalités Eminentes du MAEP. Il s’y engagea ainsi à fond, soit comme membre du comité d’évaluation, soit comme expert chargé de la préparation du rapport sur le pays à évaluer. Dans ce rôle, il n’utilisait pas la langue de bois et faisait preuve d’une telle capacité d’anticipation que le pays concerné qui réfutait ses analyses et ses recommandations se retrouvait en crise quelques temps après. Ce fût le cas du Kenya. En 2006, cinq recommandations majeures furent faites par Amos Sawyer et son groupe. Les autorités kenyanes ont reconnu elles-mêmes que la non application desdites recommandations a conduit aux pires violences postélectorales de leur pays en 2007- 2008. Ce fût aussi le cas de l’Afrique du Sud lorsque Amos Sawyer recommanda fortement dans son rapport d’expert, de prendre des mesures appropriées pour éviter que des violences xénophobes ensanglantent le pays. Le gouvernement sud-africain de l’époque nia l’évidence et fut confronté en 2008 à l’une des pires chasses aux étrangers que connut le pays. C’est seulement après cette honteuse révélation à la face du monde que l’Afrique du Sud s’engagea fortement à lutter contre ce fléau. Dans le même registre de pensée, je me souviens de lui, lorsqu’il me fit visiter en 2017 sa riche bibliothèque à Monrovia. A l’occasion, il me lança à l’oreille cette prophétique réflexion : » je sens de plus en plus de dérives dans le système de gouvernance dans certains des pays francophones d’Afrique où on confond tenue d’élections et rigueur démocratique. Je crains que le réveil ne soit brutal à certains endroits. » Hélas ! La justesse de son analyse se vérifie aujourd’hui sous nos yeux. J’aurais bien voulu faire avec lui, un autre bilan de la situation pour pouvoir prévenir, si c’était possible, d’autres soubresauts et mettre nos populations à l’abris d’autres déconvenues de la part de dirigeants qui se sont écartés du noble et vertueux chemin de la Bonne Gouvernance. Hélas ! Je n’aurais plus cette opportunité car mon respecté frère aîné Dr Amos Sawyer s’en est allé à jamais ce 16 février 2022, après avoir survécu stoïquement à deux opérations chirurgicales cérébrales à l’hôpital de Baltimore. Son décès laisse orphelin toute la Communauté des Promoteurs de la Bonne gouvernance au Liberia et en Afrique. Cher Aîné, au moment où ton peuple et de milliers de tes admirateurs s’apprêtent à t’accompagner à ta dernière demeure dans cette terre du Liberia que tu as servi de tout ton être, je voudrais m’incliner pieusement sur ta respectable dépouille et invoquer le Tout Puissant et Miséricordieux Détenteur du Trône Suprême, de te couvrir de son infinie grâce. J’exprime toute ma sympathie à ta famille endeuillée, en particulier, à Mme Thelma E. Duncan Sawyer. Le Libéria et l’Afrique perdent en toi, un grand homme visionnaire, intègre et un grand combattant pour la Paix. Je prie de tout cœur, qu’après toi, d’autres libériens, d’autres africains feront pérenniser tes dévotions pour la paix, l’unité et la justice avec pour socle, la Bonne Gouvernance dont tu as fait ton sacerdoce. Repose en paix, digne et lustre frère. Que Dieu t’accueille dans son paradis céleste. Amen !
Kabiné Komara. Ancien Premier Ministre de Guinée
Kabiné Komara
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